De 340 à 398, le label Creative Sources file à toute allure laissant de rares trésors sur le côté à l’insu de bien des cognoscenti. Ainsi cet « air léger qui (malgré tout) reste sombre » en hommage au tromboniste Hannes Bauer, disparu cette année et avec qui Roger Turner, le percussionniste de ce trio, a joué durant plus d’une vingtaine d’années en compagnie d’Alan Silva (In The Tradition / In Situ). La chanteuse et clarinettiste Isabelle Duthoit avait elle-même initié un autre trio avec Hannes Bauer et Luc Ex un peu avant qu’Hannes nous quitte prématurément. Compagnon régulier de Roger Turner au sein de plusieurs projets, le très fin contrebassiste Alex Frangenheim complète l’équipée. Et quelle équipée !! On ne compte plus les collaborations hallucinantes qui lient cet extraordinaire percussionniste aux personnalités les plus marquantes de la free music tels Phil Minton, Hannes Bauer, Lol Coxhill, John Russell, Phil Wachsmann, Pat Thomas, Birgit Ulher, Urs Leimgruber etc.. pour en écrire l’histoire la plus vive. Voici maintenant que notre grand poète de la percussion improvisée poursuit l’aventure avec une vocaliste de l’impossible, la vestale du cri primal, la prêtresse du gosier libéré : Isabelle Duthoit ! En s’alliant les services d’un inventeur de sons à la contrebasse, animé d’une écoute et d’un sens de la répartie peu communs, Alex Frangenheim, le percussionniste trouve un partenaire qui joue à jeu égal avec lui. Ces deux-là ne se contentent pas de variations d’un discours instrumental « créatif », mais s’efforcent d’inventer et de rechercher des sons rares, des idées folles, des voies extrêmes avec une expressivité et une subtilité inouïes, si on compare avec pas mal d’autres improvisateurs de même calibre … nettement plus formatés. L’indépendance totale et la complémentarité intuitive. Ce faisant, les deux instrumentistes laissent le champ libre à la vocaliste pour explorer la face la plus cachée de la voix humaine. Ce qu’Isabelle fait est indescriptible. La variation infinie des affects du cri, du spasme, de la glottisation du sifflement, du râle, le délire surréel à côté duquel la supposée poésie sonore semble platement à un effet théâtral. Il y a une émotion indicible, le voile de la souffrance, le désespoir de la raison… A la clarinette, elle torture la colonne d’air et évoque les extrémités auxquelles elle soumet son organe vocal. Ces deux compagnons traduisent cette furieuse inventivité en inventant sans relâche des parties instrumentales requérantes modifiant en permanence les paramètres sonores, les timbres, les pulsations dans un flux vibrant qui attire et stimule l’écoute. C’est un enregistrement intense, inouï, un produit parmi les plus authentiques de l’improvisation libre, une démarche musicale qui, après plus de quarante ans d’évolutions, n’a pas fini de nous étonner. Il y a d’ailleurs un parallèle indubitable à faire au niveau de la qualité entre Light air still gets dark et le CD Spielä de PaPaJo (Hubweber/Lovens/Edwards) que je viens de chroniquer ici plus haut. A tomber des nues, une fois pour toutes !!
-Jean-Michel van Schouwburg (Orynx)